En parlant de la série "Girls" de HBO, je me suis demandé, au fond, pourquoi les gens étaient si vaches avec la pauvre Lena Dunham. Après tout, ce n'est pas la seule à parler des filles riches et blanches (Gossip Girl, Beverly Hills 90210, The OC, et j'en passe) mais "Girls" a réussi le malheureux exploit de s'attirer toutes les mauvaises ondes... Pourquoi? Ma réponse: un déficit en émotions.
Quand on écrit un scénario, entre les high-concepts, les répliques qui font mouches, les personnages "quirky", on oublie souvent que la raison d'être d'un scénario, c'est de provoquer une certaine émotion. Or, la course à l'originalité a parfois tendance à reléguer l'émotion au second plan au profit d'une posture "cool" et tendance.
C'est toutefois dans les vieilles casseroles que l'on fait les meilleures soupes, et il n'y a pas 36 solutions pour faire passer de l'émotion: il faut que le personnage souffre et qu'il agisse activement pour changer sa condition. Sans cette donnée de base, on tourne très vite en rond.
Or, la soudaine pauvreté de Lena Dunham dans Girls n'a pas l'air de lui changer son mode de vie plus que cela. Elle a une attitude très "cool" et tendance de prendre la vie avec recul et passivité, mais cela ne laisse pas beaucoup de place à une émotion communicative.
La même erreur frappe la saison actuelle de Community: alors que nous avions jusque là des personnages "lisibles", dont on pouvait connaître les émotions, on fait maintenant face à des quasi-caricatures, qui agissent de manière incohérente dans le seul but de rendre la série plus "cool", ou suivant une logique de surenchère de l'originalité, qui coupe définitivement toute émotion primale. D'où un sentiment mitigé alors que les deux premières saisons avaient remporté notre adhésion.
C'est d'ailleurs le destin de nombreuses séries de faiblir après quelques saisons, et de troquer l'émotion pour la caricature... Comment cela se fait-il?
Et bien, tout simplement, provoquer l'émotion dans un scénario (ou dans n'importe quelle oeuvre), est difficile, très difficile. La volonté de faire passer des émotions ne suffit pas, il faut aussi la savoir faire! Et là, on se heurte à des tas de complications. Tour d'horizon des écueils habituels:
1) une émotion artificielle.
A force de vouloir faire passer une émotion, on oublie que celle-ci ne tombe pas par hasard. Provoquer une émotion, c'est surtout dessiner un ensemble de circonstances qui font que celle-ci peut émerger. On ne peut pas faire apparaître une émotion au milieu de nulle part, comme si l'on avait oublié de l'écrire à la première version, laissant entre deux scènes la mention [insérer émotion ici]. Une émotion se prépare à l'avance.
Par exemple, on peut très bien écrire une scène où un type apprend la mort de son grand-père sans qu'aucune émotion ne soit ressentie. Si l'on ne sait rien du grand-père ou du petit-fils, on ne possède pas les informations nécessaires pour réceptionner correctement l'émotion.
2) un manque de subtilité.
En voulant faire passer une émotion, les scénaristes ont parfois la main un peut trop leste. Et donc, c'est le cliché du film où le petit enfant cancéreux se fait violer en plus d'apprendre que sa mère aveugle ne peut plus payer ses médicaments (bon, j'avoue, c'est exactement ce que j'ai ressenti en voyant Dancer In The Dark).
Mais une addition de malheurs et de drames n'est pas égale à une addition d'émotions. Le public se lasse très vite. On peut très bien faire ressentir plus d'émotions avec un type qui a un caillou dans sa chaussure, qu'avec la totale des maladies orphelines. L'important, c'est que ça soit vrai. Que le public soit complètement à la place de la personne qui vit le drame.
En surchargeant le récit des drames et de diabolicus ex-machina, on rend l'identification plus difficile. D'autant que les spectateurs ont très peu de patience pour les personnages qui sont faibles dans l'adversité et qui se laissent complètement envahir par les malheurs. Il faut toujours trouver un moyen de s'en sortir, sinon il n'y a pas vraiment d'histoire à raconter.
3) un surplus de subtilité.
A contrario, un scénario trop subtil peut aussi être mal perçu. C'est toute la difficulté de faire naître l'émotion dans une oeuvre dramatique: le bon dosage. Un personnage trop timide, qui ne s'exprime pas, qui ne montre pas ce qu'il veut ou ce qu'il ressent, aura beaucoup de mal à nous faire passer ses émotions.
C'est souvent le défaut de films d'art et d'essais ratés: l'auteur propose une oeuvre tellement personnelle qu'elle passe au-dessus de la tête de tout le monde (sauf des critiques de Télérama, bien entendu). Il ne faut pas avoir peur d'un peu de pathos de temps en temps. Les films Hollywoodiens savent parfaitement en jouer.
Exemple typique: Marley et Moi. Une bête histoire de chien. Mais qui n'a pas pleuré devant ce film? Cet exemple n'est peut-être pas le plus grand film de tous les temps, mais il exploite parfaitement le pathos, et provoque indubitablement des émotions (bien que celles-ci soient de courte durée: une fois le film terminé, on n'a aucun mal à vaquer à ses occupations). Bref, il ne faut pas avoir peur d'un peu tirer sur la corde de temps en temps.
Exemple encore plus réussi: Up. Allez-y, cliquez sur le lien, regardez la vidéo et dites-moi que vous n'avez rien ressenti! Voilà, comment, de manière très simple, en exploitant des techniques de set-up/pay-off, sans en faire trop ni trop peu, Pixar parvient à réaliser en 4 minutes une des scènes les plus chargées en émotions de l'histoire des dessins animés!
4) trop de dialogues.
Comment l'exemple de Up nous le montre, l'émotion passe très bien dans le silence. Les films muets sont peut-être passé de mode, mais ils parviennent mieux que tous à faire passer une émotion primale, qui prend au tripes. Regardez par exemple la scène finale de City Lights, de Charlie Chaplin. (Au fait, vous voyez comme les circonstances sont importantes: si l'on ne sait pas que la fleuriste était aveugle avant, et qu'elle croyait le vagabond riche, on n'aurait rien ressenti).
De nos jours, les films sont plus bavards mais souvent moins efficaces. Pourquoi? Tout simplement parce que l'émotion se prête très mal à la parole. Les psy coûtent chers parce qu'ils sont là pour décoder ce que l'on ne peut pas exprimer avec des mots. Or, les films modernes tentent parfois de prendre ce raccourci inefficace pour faire passer de l'émotion. Mais un type qui dit "je suis triste", ne nous rend pas triste. La parole ne fonctionne pas comme vecteur d'émotion.
C'est pourquoi il faut la minimiser au maximum lors des scènes qui sont censées faire passer de l'émotion. La paroles facilite au départ la transmission d'informations qui permettent de connaître les circonstances, mais au moment de ressentir quoi que ce soit: chut!
La recette finale
Comme vous le voyez, les écueils peuvent être nombreux, et le dosage se doit d'être savant, pour que la sauce prenne. Ceci dit, il n'y a pas de recette, ce serait trop beau. Tout au plus puis-je vous offrir quelques lignes de conduite: soyez vrais, n'ayez pas peur de montrer les sentiments, n'en rajoutez pas une couche, et, de grâce, ne commentez pas, contentez-vous de le faire vivre à vos personnages.
25 avril 2012
21 avril 2012
Girls, la série qui divise
La chaîne HBO a lancé la semaine dernière une nouvelle série produite par Judd Apatow, "Girls", écrite, réalisée et interprétée par Lena Dunham, une jeune artiste de 25 ans à peine. Le pitch est simple: de nos jours, c'est pas facile d'être une fille de 25 ans à New York! Après la diffusion de l'épisode pilote, les critiques se sont déchirés: certains crient au génie, d'autres à l'arnaque du siècle... Alors, qui a raison?
Difficile, évidemment, de juger sur un seul épisode, mais on peut d'ores et déjà évacuer les deux principales critiques qui fleurissent sur les blogs:
1) le népotisme
Les quatre actrices principales sont des "filles de". Elles représentent le New York riche qui a la vie facile, et en temps de crise, ça énerve! Mais est-ce vraiment une critique recevable? Michael Douglas est-il moins talentueux parce qu'il est le fils de son père? Nicolas Cage parce qu'il est issu du clan Coppola? Bien sûr que c'est une critique ridicule... Exit donc le népotisme.
2) le manque de diversité
Girls parle de jeunes bourgeoises blanches, qui sortent avec de jeunes bourgeois blancs, et qui ne feront jamais que des bébés blancs! Où sont les afro-américains, les arabes et les asiatiques? Oh, il y en a deux: le noir est un sans-abri et l'asiatique une pro de l'informatique! Là, les critiques touchent un point sensible. La créatrice Lena Dunham a même déclaré qu'elle rectifierait cette omission lors de la saison 2. Mais, réellement, peut-on critiquer une série parce qu'elle n'est pas culturellement diversifiée? La fiction doit-elle toujours être un échantillon représentatif de la société? Girls est une série qui parle de jeunes filles de bonnes famille... Est-ce vraiment impensable qu'elles n'aient pas de copains noirs et arabes? Au contraire, je trouve ça plutôt réaliste. D'ailleurs, je suis persuadé que Lena Dunham, qui a basé la série sur sa propre vie, n'a jamais vraiment réfléchi à cette question au moment de l'écrire. Le lui reprocher aujourd'hui, c'est donner raison au marketing plutôt qu'à la bonne dramaturgie.
Les vraies critiques
Une fois ces deux questions évacuées (elles prennent pourtant la plus grandes partie des discussions au sujet de la série!), on peut passer à la vraie question: Girls est-elle une bonne série, oui ou non? Examinons le pour et le contre...
Le pour
"I may be the voice of my generation" ("Je suis peut-être la voie de ma génération") explique Lena à ses parents. C'est peut-être bien vrai! Ou, comme elle précise, "d'une certaine génération". Les pérégrinations de filles égoïstes, fainéantes, cherchant un sens à leur vie dans une économie catastrophique, c'est un vrai miroir de cette jeunesse "YouTube" et "Facebook", ces adulescentes qui ont beaucoup de mal à entrer dans un âge adulte vraiment pas accueillant. Je ne suis pas une fille New Yorkaise, mais du haut de mes 27 ans, je m'y suis retrouvé, en partie.
Je pense donc que Girls brosse un portrait réaliste d'un drame qui se joue de nos jours, celui d'une génération entière de bourgeois qui se rend compte avec effroi, et lentement, que sa classe sociale tend à disparaître, et que le seuil de pauvreté se rapproche dangereusement. En quelque sorte, c'est la fin de l'Ancien Régime pour les classes moyennes! Et ça, on le sent bien dans Girls. Cette ambiance "fin de règne" désabusée, en rupture totale avec le mode de pensée de nos parents, rend la chose très pessimiste, et l'on peine à voir la lumière dans l'épisode pilote...
Cette lucidité sur son temps s'accompagne de répliques cinglantes et intelligentes. L'écriture est haut de gamme, dans Girls. On sent que l'on n'est pas face à un monde de carton pâte: il y a du vécu derrière. D'ailleurs, si la série est beaucoup comparée à "Sex in the city" (pour le côté groupe de filles qui parlent de cul), Girls est la version sans fard ni paillettes. La scène de sexe - avec ou sans capote - est révélatrice: on est dans l'anti-prince charmant, l'anti-Disney, la désillusion complète.
Le contre
Bien sûr, trop de clairvoyance n'est jamais une bonne chose. Beati pauperes spiritu... A force de cynisme, Lena Dunham a rendu l'ensemble de son casting totalement désagréable. Il n'y a pas un seul personnage sympathique dans le tas. Même elle, l'actrice principale, la moins bizarre du lot, n'est pas un exemple de protagoniste facile à aimer. Ces riches égoïstes qui papotent sur des détails de la vie alors que le monde dehors à faim, c'est un peu dur à avaler. C'est ici que l'on explique le rejet total du népotisme dans les critiques des gens: ils confondent les actrices et leurs personnages. Ces salopes n'ont qu'à s'en prendre à elles-mêmes!
L'humour est "extra-dry". Ca n'aide pas à faire descendre la pilule. D'ailleurs, je n'ai pas vraiment ri en regardant l'épisode pilote. Girls a beau être produite par le nouveau pape de l'humour Judd Apatow (40 ans toujours puceau, En cloque mode d'emploi, Funny People), ce n'est pas une sitcom. Girls possède un ton très sûr de lui, cynique, condescendant, qui explique les critiques divisées. On peut se sentir exclu... Or l'objectif d'une série n'est-il pas de nous rendre accroc? De nous donner envie de revenir?
Ce ton de film d'étudiant artsy hipster n'est peut-être pas le plus adaptée à une série, bien que, rappelons-le, nous sommes sur HBO, qui nous a habitué à prendre des risques payants.
Verdict.
Les critiques son divisées parce que la série est loin d'être parfaite, c'est aussi simple que ça. Mais comme elle mélange le très bon et le très mauvais, il est difficile de faire un diagnostic sensé et raisonnable, d'où les attaques stupides sur le népotisme et la diversité... Personnellement, j'ai envie de voir où Lena Dunham va mener sa barque. Je lui donne trois épisodes pour me convaincre totalement. Après, je ne suis pas Mère Teresa non plus: à trop me faire tourner en bourrique, on pourrait me vexer.
Difficile, évidemment, de juger sur un seul épisode, mais on peut d'ores et déjà évacuer les deux principales critiques qui fleurissent sur les blogs:
1) le népotisme
Les quatre actrices principales sont des "filles de". Elles représentent le New York riche qui a la vie facile, et en temps de crise, ça énerve! Mais est-ce vraiment une critique recevable? Michael Douglas est-il moins talentueux parce qu'il est le fils de son père? Nicolas Cage parce qu'il est issu du clan Coppola? Bien sûr que c'est une critique ridicule... Exit donc le népotisme.
2) le manque de diversité
Girls parle de jeunes bourgeoises blanches, qui sortent avec de jeunes bourgeois blancs, et qui ne feront jamais que des bébés blancs! Où sont les afro-américains, les arabes et les asiatiques? Oh, il y en a deux: le noir est un sans-abri et l'asiatique une pro de l'informatique! Là, les critiques touchent un point sensible. La créatrice Lena Dunham a même déclaré qu'elle rectifierait cette omission lors de la saison 2. Mais, réellement, peut-on critiquer une série parce qu'elle n'est pas culturellement diversifiée? La fiction doit-elle toujours être un échantillon représentatif de la société? Girls est une série qui parle de jeunes filles de bonnes famille... Est-ce vraiment impensable qu'elles n'aient pas de copains noirs et arabes? Au contraire, je trouve ça plutôt réaliste. D'ailleurs, je suis persuadé que Lena Dunham, qui a basé la série sur sa propre vie, n'a jamais vraiment réfléchi à cette question au moment de l'écrire. Le lui reprocher aujourd'hui, c'est donner raison au marketing plutôt qu'à la bonne dramaturgie.
Les vraies critiques
Une fois ces deux questions évacuées (elles prennent pourtant la plus grandes partie des discussions au sujet de la série!), on peut passer à la vraie question: Girls est-elle une bonne série, oui ou non? Examinons le pour et le contre...
Le pour
"I may be the voice of my generation" ("Je suis peut-être la voie de ma génération") explique Lena à ses parents. C'est peut-être bien vrai! Ou, comme elle précise, "d'une certaine génération". Les pérégrinations de filles égoïstes, fainéantes, cherchant un sens à leur vie dans une économie catastrophique, c'est un vrai miroir de cette jeunesse "YouTube" et "Facebook", ces adulescentes qui ont beaucoup de mal à entrer dans un âge adulte vraiment pas accueillant. Je ne suis pas une fille New Yorkaise, mais du haut de mes 27 ans, je m'y suis retrouvé, en partie.
Je pense donc que Girls brosse un portrait réaliste d'un drame qui se joue de nos jours, celui d'une génération entière de bourgeois qui se rend compte avec effroi, et lentement, que sa classe sociale tend à disparaître, et que le seuil de pauvreté se rapproche dangereusement. En quelque sorte, c'est la fin de l'Ancien Régime pour les classes moyennes! Et ça, on le sent bien dans Girls. Cette ambiance "fin de règne" désabusée, en rupture totale avec le mode de pensée de nos parents, rend la chose très pessimiste, et l'on peine à voir la lumière dans l'épisode pilote...
Cette lucidité sur son temps s'accompagne de répliques cinglantes et intelligentes. L'écriture est haut de gamme, dans Girls. On sent que l'on n'est pas face à un monde de carton pâte: il y a du vécu derrière. D'ailleurs, si la série est beaucoup comparée à "Sex in the city" (pour le côté groupe de filles qui parlent de cul), Girls est la version sans fard ni paillettes. La scène de sexe - avec ou sans capote - est révélatrice: on est dans l'anti-prince charmant, l'anti-Disney, la désillusion complète.
Le contre
Bien sûr, trop de clairvoyance n'est jamais une bonne chose. Beati pauperes spiritu... A force de cynisme, Lena Dunham a rendu l'ensemble de son casting totalement désagréable. Il n'y a pas un seul personnage sympathique dans le tas. Même elle, l'actrice principale, la moins bizarre du lot, n'est pas un exemple de protagoniste facile à aimer. Ces riches égoïstes qui papotent sur des détails de la vie alors que le monde dehors à faim, c'est un peu dur à avaler. C'est ici que l'on explique le rejet total du népotisme dans les critiques des gens: ils confondent les actrices et leurs personnages. Ces salopes n'ont qu'à s'en prendre à elles-mêmes!
L'humour est "extra-dry". Ca n'aide pas à faire descendre la pilule. D'ailleurs, je n'ai pas vraiment ri en regardant l'épisode pilote. Girls a beau être produite par le nouveau pape de l'humour Judd Apatow (40 ans toujours puceau, En cloque mode d'emploi, Funny People), ce n'est pas une sitcom. Girls possède un ton très sûr de lui, cynique, condescendant, qui explique les critiques divisées. On peut se sentir exclu... Or l'objectif d'une série n'est-il pas de nous rendre accroc? De nous donner envie de revenir?
Ce ton de film d'étudiant artsy hipster n'est peut-être pas le plus adaptée à une série, bien que, rappelons-le, nous sommes sur HBO, qui nous a habitué à prendre des risques payants.
Verdict.
Les critiques son divisées parce que la série est loin d'être parfaite, c'est aussi simple que ça. Mais comme elle mélange le très bon et le très mauvais, il est difficile de faire un diagnostic sensé et raisonnable, d'où les attaques stupides sur le népotisme et la diversité... Personnellement, j'ai envie de voir où Lena Dunham va mener sa barque. Je lui donne trois épisodes pour me convaincre totalement. Après, je ne suis pas Mère Teresa non plus: à trop me faire tourner en bourrique, on pourrait me vexer.
17 avril 2012
16 avril 2012
Interview: Sullivan Le Postec
Les amateurs de séries ont appris avec tristesse la fermeture du site Le Village, véritable référence en la matière. Plus profondément, Le Village était surtout le porte-parole d'une certaine vision de la télé, teintée de modernisme et de volontarisme, une vision à laquelle je crois que bon nombre de jeunes scénaristes souscrivent. Pour faire le bilan d'une aventure de cinq années, je suis parti à la rencontre de Sullivan Le Postec, LE spécialiste de la fiction européenne.
Qu'est-ce qui vous a poussé à arrêter l'aventure du Village?
La décision a été prise cet automne, entre Dominique Montay, Émilie Flament et moi. Il est apparu clair qu'une transition était en train de s’opérer pour nous. De commentateurs de la fiction française, nous nous engagions sur la route qui devait permettre de faire de nous des acteurs. Les deux positions ne sont pas cumulables. Tout cela s’est aussi inscrit dans un contexte où une question se posait à nous depuis au moins un an, à ce moment-là : où est-ce qu'on pouvait emmener le site, maintenant ? Qu’est-ce qu’on pouvait faire de neuf pour renouveler l’intérêt des lecteurs, le nôtre aussi ? Nous avions des pistes, mais nous nous trouvions de plus en plus confrontés à nos limites structurelles : le bénévolat et l’absence totale de budget. On a bien cherché un Emir Qatari pour racheter Le Village, mais ils ont préféré le PSG.
Pourquoi ne pas plutôt recruter de nouveaux journalistes pour garder du sang frais?
Nous avons toujours eu du mal à recruter au Village. En partie parce que nous sommes sur un sujet de niche – les séries européennes, avec une forte dose de séries françaises. Aussi, je crois, parce qu'on a installé une sorte de style qui fait un peu peur, entre le design austère copié sur le site officiel du Parti Communiste Ukrainien (non, on n’a pas vraiment copié leur design) et les articles très longs. Mais contrairement à des bruits qui circulent, je ne refuse pas les papiers de moins de 15 feuillets. Bref, il nous a semblé qu'il serait difficile de remplacer l’équipe, surtout plusieurs personnes de l’équipe (même si ironiquement, Nicolas Robert nous a rejoint grosso modo à ce moment-là). J’ai eu le sentiment qu'on risquait de perdre beaucoup de temps et d’énergie à essayer de sauver Le Village sans y arriver. Cela risquait de détourner notre attention du site et, d’une façon ou d’une autre, de le faire s’arrêter d’une façon assez poussive. A un moment, je suis intervenu pour dire qu’il valait peut-être mieux assumer que c’était la fin, et partir en beauté.
En cinq ans, quel a été ton meilleur souvenir au Village?
Évidemment, j’ai mille meilleurs souvenirs. Je me souviens particulièrement de notre visite sur le plateau de tournage de la saison 2 de «Reporters», vers novembre 2008. C’était la première fois que nous étions invités sur un tournage, et le début de véritables relations de communication entre nous et un diffuseur. Grosse pression. Et le tout sur une série que j’adorais passionnément. Il faut dire que lorsque Le Village a ouvert en 2007, j’habitais encore à Lyon : la première année et demie, le site a commenté la fiction avec beaucoup plus de distance. Quand je suis arrivé sur Paris, le travail d’équipe s’est trouvé vraiment renforcé, de même que les relations avec les créatifs et les diffuseurs. Soudain, on pouvait se rencontrer, ça changeait tout. Quelque part, ça a été le vrai départ du site. En tout cas, le moment où il est devenu une expérience éditoriale différente de tout ce qui existait.
Et le pire souvenir?
Je cherche un pire souvenir et j’ai du mal à trouver. Pendant un peu plus de deux ans, le site a grosso modo reposé sur Dominique, qui l’avait rejoint quasiment dès l’ouverture, et moi – même s’il y a eu des coups de mains ponctuels à l’époque : d’Arnaud J. Fleischman, de Jérôme Tournadre, ou de ce cher Amrith qui doit être le seul à avoir écrit sur Le Village avec un pseudo qui fasse vraiment pseudo. Mais il y a eu des moments où c’était beaucoup d’énergie, de porter ça à deux. A l’époque, le site connaissait régulièrement des périodes de quelques semaines sans être mis à jour, et j’ai pu me demander dans quelle mesure tout cela était vraiment viable. Cela l’est devenu quand Émilie Flament est arrivée à l’été 2009. Avec trois personnes, il pouvait y avoir un d’entre nous un peu en retrait à tour de rôle. C’est juste après ça que les audiences du site ont commencé à décoller. On avait une formule, une équipe, des accès. Au risque de parler comme le premier candidat de télé-réalité venu, à partir de là, c’était que du bonheur. Je remercie vraiment Dominique, Emilie et Nicolas. Le plus dur, ça va être de ne plus travailler avec eux. Pas sûr qu'on y arrive, d’ailleurs, à ne plus travailler ensemble.
Que t'as apporté Le Village personnellement?
A part tout ? Je m’intéressais à la manière dont les choses marchaient avant Le Village. C’est d’ailleurs parce que j’avais écrit des articles sur la fiction française pour le Front de Libération Télévisuel – l’ancêtre d’A-Suivre.org, l’association-portail qui héberge Le Village avec AnnuSéries et pErDUSA – qu’on m’a poussé à prendre en charge ce nouveau site. Mais après un peu plus de cinq ans de Village, j’ai une connaissance des arrières boutiques de la fiction française sans commune mesure avec celle que j’avais en commençant. J’ai aussi pu me plonger dans les entrailles de plein de séries, décortiquer le fonctionnement de créations aussi diverses que «Plus Belle la Vie» et «Reporters». C’est immensément instructif. Par ailleurs, c’est Le Village qui m’a poussé dès 2006 vers la fiction britannique – même si on n’a ouvert qu'en février 2007, moi j’ai commencé à travailler dessus vers la fin du printemps 2006, j’ai écrit plusieurs articles dès cet été là. Donc concrètement, au final cette histoire a représenté plus de six ans de ma vie. Bref, je serais sûrement venu aux séries anglaises, vu le buzz qu'il y a autour en ce moment. Mais Le Village m’a permis de les découvrir plus tôt, juste au moment où la fiction britannique était en train de se réinventer. J’ai pu les voir en direct réussir tout ce que nous avons échoué.
Comment la fiction française peut-elle se sortir de cet échec?
Le principal chantier, c'est celui du rééquilibrage du pouvoir au sein du trio créatifs / producteurs / diffuseur, qui n’a pas bougé d’un iota. Le diffuseur a encore tous les pouvoirs. Le rapport Chevalier a quoi, un an maintenant ? Une première mesure vient seulement d’être annoncée, l’évolution des aides du CNC. Et encore celle-ci fait l’impasse sur le 26’ de prime-time et va probablement servir de prétexte à France Télévisions pour enterrer ses projets... Le cœur du problème de la fiction française a été l’absence de niches de renouvellements, parce qu'il n’y a jamais eu qu’une seule case de diffusion: 20h30 sur une grande chaîne. Il n’y avait rien d’autre à part Arte qui, dans son coin, faisait du cinéma pour la télé, avec des auteurs de cinéma, en n’apportant donc rien au média télévision. Les formats créés à la fin des années 80 marchaient super fort, personne n’a ressenti le besoin de chercher plus loin. Les américains sont bien plus intelligents, ils ont des cases de fin de soirée ou de jours de semaine à plus faible audience. Là, à côté des grosses locomotives à audience, ils innovent et inventent ce qui sera mainstream 10 ans plus tard. C’est «Hill Street Blues» maintenue à l’antenne qui permet l’existence dix ans plus tard de «Urgences», qui devient la série numéro 1 des audiences. En France, quand la locomotive du héros citoyen de 90’ est tombée en panne, il n’y avait rien d’autre, nulle part. D’où la catastrophe. Cette situation n’a guère évolué. A cet égard, la TNT est pour l’heure une immense opportunité gâchée. Toutes les chaînes nées en 2005 pourraient arrêter d’émettre demain, personne ne remarquerait la différence.
Mais en cinq ans, il y a tout de même des choses qui ont évolué, non?
Aujourd’hui, l’envie est vraiment là de reprendre la main. Ces dernières années, Canal+ a investi le terrain et a réussi à s’imposer. Je pense sincèrement qu’ils font fausse route depuis deux ans, que la qualité s’en ressent, et que cela amoindrit leur modèle. Mais ils jouent quand même un rôle majeur pour réconcilier les gens avec l’idée que série et française, cela peut exister dans la même phrase. Cela me fait plaisir de voir que le Service Public a relevé la tête et se sort peu à peu de la situation catastrophique dans laquelle il se trouvait au moment où Le Village a commencé. Il y a du mouvement timide depuis la toute fin du mandat de l’ancienne direction, et plus énergique depuis son remplacement. La route est encore longue, mais au moins la marche a repris.
Et le public suit?
Aujourd'hui, je constate que «Rani» est un échec d’audience, mais que «Les Hommes de l’Ombre» est un succès très important. Que même si «Les Beaux Mecs» a eu une audience modeste, elle a suscité l’adhésion et que la note qualitative de son dernier épisode est la meilleure d’une fiction diffusée sur France 2 la saison dernière. Je me dis aussi que le public commence à faire des choix cohérents. Mine de rien, c’est assez nouveau. Même sur TF1, «Profilage» vient de faire son meilleur score historique, ce qui encourage là-aussi les initiatives, alors que le public a souvent, depuis 2005, donné l’apparence de soutenir le conservatisme.
En fait, ce que je crois, c’est que monte chez les téléspectateurs un désir profond de séries françaises populaires et de qualité. Est-ce qu’on est capable de le satisfaire, où est-ce qu’on va détourner les gens de ce désir ?
A ton avis, Le Village a-t-il eu une quelconque influence sur ce changement?
Je ne sais pas. J’aimerais bien, mais je ne crois pas. Un tout petit peu, à la marge, parfois. Par exemple, je crois qu’on a une petite part de responsabilité dans la bonne image de certaines séries françaises. Et il y a eu «Hero Corp», quand même. Là, Emilie a réussi à provoquer un mouvement du mammouth. Vous allez me dire qu’il n’y a pas eu de saison 3 pour autant. C’est vrai. Pour l’instant. On a aussi peut-être un petit peu contribué à une certaine libération de la parole, parce que notre voix portait d’un bon angle. D’un côté, personne ne pouvait nier notre enthousiasme et notre passion. De l’autre, nous étions aussi plus franc, beaucoup moins langue de bois que la parole en vigueur dans le milieu. Mais est-ce que cette parole a eu la moindre conséquence concrète ? Je ne crois pas. Ce qu'on a le mieux réussi, par contre, c’est de rapprocher les gens des séries françaises. Notre base de départ, le lectorat du Front de Libération Télévisuel, c’était 2000 ou 3000 geeks nourris à la série américaine. A force, on a pu les pousser à regarder une série française de temps en temps !
Comment tu vois l'avenir de la fiction française?
Il y a clairement un chemin qui s’ouvre, celui de la série populaire et de qualité. De chaque côté du chemin, il y a un gros gouffre. Le premier, c’est l’immobilisme. On ne peut pas se le permettre : les héros-citoyens monolithiques qui n’évoluent pas, même les plus de soixante ans trouvent ça un peu ringard. Mais l’autre, c’est de vouloir faire tout de suite «Mad Men», ou «The Wire», ou «Doctor Who» en prime sur TF1 ou France 2. Même si, dans un moment d’égarement (ça leur est déjà arrivé), une chaîne vous dit banco, à l’arrivée ça fait un bide. Et après un bide, tout le monde se replie et on reprend un an d’immobilisme.
On ne peut pas faire passer le public français sans transition de «Kojak» (l’un des modèles de «Navarro») à ces séries-là. Il faut se forcer à cette progression que les américains ont faite avant nous, ces étapes qu’ont été «Hill Street Blues», «Urgences», «X-Files», «Ally McBeal», qui ont mené aux «Sopanos», à «Lost» et à «24». Il faut être discipliné, précautionneux, se poser vraiment la question du public à qui on s’adresse, de ce qu'il a vu et de ce qu’il est prêt à voir. En un mot, il faut savoir se faire un peu plaisir, mais pas trop, tout de suite. C’est un drôle d’exercice en frustration vraiment, vraiment difficile. Mais il est payant. Quelque chose comme «Bref» est l’exemple de ça. Populaire et de qualité. Aujourd'hui, «Un Village Français» est probablement notre «Hill Street Blues». Il faut réussir les étapes d’après.
Quels sont tes projets pour le futur?
Avec un peu de chance, il y aura un jour un truc que j’aurais écrit à la télé. Vu l’écoulement du temps particulier qui est celui de la fiction française, ce ne sera pas le mois prochain, ni celui d’après. Ni… Remarquez, peut-être que ça n’arrivera pas. Mais là au moins, c’est sûr, je vais essayer.
Merci et bonne chance pour la suite! Vous pouvez suivre Sullivan Le Postec sur son Twitter.
Qu'est-ce qui vous a poussé à arrêter l'aventure du Village?
La décision a été prise cet automne, entre Dominique Montay, Émilie Flament et moi. Il est apparu clair qu'une transition était en train de s’opérer pour nous. De commentateurs de la fiction française, nous nous engagions sur la route qui devait permettre de faire de nous des acteurs. Les deux positions ne sont pas cumulables. Tout cela s’est aussi inscrit dans un contexte où une question se posait à nous depuis au moins un an, à ce moment-là : où est-ce qu'on pouvait emmener le site, maintenant ? Qu’est-ce qu’on pouvait faire de neuf pour renouveler l’intérêt des lecteurs, le nôtre aussi ? Nous avions des pistes, mais nous nous trouvions de plus en plus confrontés à nos limites structurelles : le bénévolat et l’absence totale de budget. On a bien cherché un Emir Qatari pour racheter Le Village, mais ils ont préféré le PSG.
Pourquoi ne pas plutôt recruter de nouveaux journalistes pour garder du sang frais?
Nous avons toujours eu du mal à recruter au Village. En partie parce que nous sommes sur un sujet de niche – les séries européennes, avec une forte dose de séries françaises. Aussi, je crois, parce qu'on a installé une sorte de style qui fait un peu peur, entre le design austère copié sur le site officiel du Parti Communiste Ukrainien (non, on n’a pas vraiment copié leur design) et les articles très longs. Mais contrairement à des bruits qui circulent, je ne refuse pas les papiers de moins de 15 feuillets. Bref, il nous a semblé qu'il serait difficile de remplacer l’équipe, surtout plusieurs personnes de l’équipe (même si ironiquement, Nicolas Robert nous a rejoint grosso modo à ce moment-là). J’ai eu le sentiment qu'on risquait de perdre beaucoup de temps et d’énergie à essayer de sauver Le Village sans y arriver. Cela risquait de détourner notre attention du site et, d’une façon ou d’une autre, de le faire s’arrêter d’une façon assez poussive. A un moment, je suis intervenu pour dire qu’il valait peut-être mieux assumer que c’était la fin, et partir en beauté.
En cinq ans, quel a été ton meilleur souvenir au Village?
Évidemment, j’ai mille meilleurs souvenirs. Je me souviens particulièrement de notre visite sur le plateau de tournage de la saison 2 de «Reporters», vers novembre 2008. C’était la première fois que nous étions invités sur un tournage, et le début de véritables relations de communication entre nous et un diffuseur. Grosse pression. Et le tout sur une série que j’adorais passionnément. Il faut dire que lorsque Le Village a ouvert en 2007, j’habitais encore à Lyon : la première année et demie, le site a commenté la fiction avec beaucoup plus de distance. Quand je suis arrivé sur Paris, le travail d’équipe s’est trouvé vraiment renforcé, de même que les relations avec les créatifs et les diffuseurs. Soudain, on pouvait se rencontrer, ça changeait tout. Quelque part, ça a été le vrai départ du site. En tout cas, le moment où il est devenu une expérience éditoriale différente de tout ce qui existait.
Et le pire souvenir?
Je cherche un pire souvenir et j’ai du mal à trouver. Pendant un peu plus de deux ans, le site a grosso modo reposé sur Dominique, qui l’avait rejoint quasiment dès l’ouverture, et moi – même s’il y a eu des coups de mains ponctuels à l’époque : d’Arnaud J. Fleischman, de Jérôme Tournadre, ou de ce cher Amrith qui doit être le seul à avoir écrit sur Le Village avec un pseudo qui fasse vraiment pseudo. Mais il y a eu des moments où c’était beaucoup d’énergie, de porter ça à deux. A l’époque, le site connaissait régulièrement des périodes de quelques semaines sans être mis à jour, et j’ai pu me demander dans quelle mesure tout cela était vraiment viable. Cela l’est devenu quand Émilie Flament est arrivée à l’été 2009. Avec trois personnes, il pouvait y avoir un d’entre nous un peu en retrait à tour de rôle. C’est juste après ça que les audiences du site ont commencé à décoller. On avait une formule, une équipe, des accès. Au risque de parler comme le premier candidat de télé-réalité venu, à partir de là, c’était que du bonheur. Je remercie vraiment Dominique, Emilie et Nicolas. Le plus dur, ça va être de ne plus travailler avec eux. Pas sûr qu'on y arrive, d’ailleurs, à ne plus travailler ensemble.
Que t'as apporté Le Village personnellement?
A part tout ? Je m’intéressais à la manière dont les choses marchaient avant Le Village. C’est d’ailleurs parce que j’avais écrit des articles sur la fiction française pour le Front de Libération Télévisuel – l’ancêtre d’A-Suivre.org, l’association-portail qui héberge Le Village avec AnnuSéries et pErDUSA – qu’on m’a poussé à prendre en charge ce nouveau site. Mais après un peu plus de cinq ans de Village, j’ai une connaissance des arrières boutiques de la fiction française sans commune mesure avec celle que j’avais en commençant. J’ai aussi pu me plonger dans les entrailles de plein de séries, décortiquer le fonctionnement de créations aussi diverses que «Plus Belle la Vie» et «Reporters». C’est immensément instructif. Par ailleurs, c’est Le Village qui m’a poussé dès 2006 vers la fiction britannique – même si on n’a ouvert qu'en février 2007, moi j’ai commencé à travailler dessus vers la fin du printemps 2006, j’ai écrit plusieurs articles dès cet été là. Donc concrètement, au final cette histoire a représenté plus de six ans de ma vie. Bref, je serais sûrement venu aux séries anglaises, vu le buzz qu'il y a autour en ce moment. Mais Le Village m’a permis de les découvrir plus tôt, juste au moment où la fiction britannique était en train de se réinventer. J’ai pu les voir en direct réussir tout ce que nous avons échoué.
Comment la fiction française peut-elle se sortir de cet échec?
Le principal chantier, c'est celui du rééquilibrage du pouvoir au sein du trio créatifs / producteurs / diffuseur, qui n’a pas bougé d’un iota. Le diffuseur a encore tous les pouvoirs. Le rapport Chevalier a quoi, un an maintenant ? Une première mesure vient seulement d’être annoncée, l’évolution des aides du CNC. Et encore celle-ci fait l’impasse sur le 26’ de prime-time et va probablement servir de prétexte à France Télévisions pour enterrer ses projets... Le cœur du problème de la fiction française a été l’absence de niches de renouvellements, parce qu'il n’y a jamais eu qu’une seule case de diffusion: 20h30 sur une grande chaîne. Il n’y avait rien d’autre à part Arte qui, dans son coin, faisait du cinéma pour la télé, avec des auteurs de cinéma, en n’apportant donc rien au média télévision. Les formats créés à la fin des années 80 marchaient super fort, personne n’a ressenti le besoin de chercher plus loin. Les américains sont bien plus intelligents, ils ont des cases de fin de soirée ou de jours de semaine à plus faible audience. Là, à côté des grosses locomotives à audience, ils innovent et inventent ce qui sera mainstream 10 ans plus tard. C’est «Hill Street Blues» maintenue à l’antenne qui permet l’existence dix ans plus tard de «Urgences», qui devient la série numéro 1 des audiences. En France, quand la locomotive du héros citoyen de 90’ est tombée en panne, il n’y avait rien d’autre, nulle part. D’où la catastrophe. Cette situation n’a guère évolué. A cet égard, la TNT est pour l’heure une immense opportunité gâchée. Toutes les chaînes nées en 2005 pourraient arrêter d’émettre demain, personne ne remarquerait la différence.
Mais en cinq ans, il y a tout de même des choses qui ont évolué, non?
Aujourd’hui, l’envie est vraiment là de reprendre la main. Ces dernières années, Canal+ a investi le terrain et a réussi à s’imposer. Je pense sincèrement qu’ils font fausse route depuis deux ans, que la qualité s’en ressent, et que cela amoindrit leur modèle. Mais ils jouent quand même un rôle majeur pour réconcilier les gens avec l’idée que série et française, cela peut exister dans la même phrase. Cela me fait plaisir de voir que le Service Public a relevé la tête et se sort peu à peu de la situation catastrophique dans laquelle il se trouvait au moment où Le Village a commencé. Il y a du mouvement timide depuis la toute fin du mandat de l’ancienne direction, et plus énergique depuis son remplacement. La route est encore longue, mais au moins la marche a repris.
Et le public suit?
Aujourd'hui, je constate que «Rani» est un échec d’audience, mais que «Les Hommes de l’Ombre» est un succès très important. Que même si «Les Beaux Mecs» a eu une audience modeste, elle a suscité l’adhésion et que la note qualitative de son dernier épisode est la meilleure d’une fiction diffusée sur France 2 la saison dernière. Je me dis aussi que le public commence à faire des choix cohérents. Mine de rien, c’est assez nouveau. Même sur TF1, «Profilage» vient de faire son meilleur score historique, ce qui encourage là-aussi les initiatives, alors que le public a souvent, depuis 2005, donné l’apparence de soutenir le conservatisme.
En fait, ce que je crois, c’est que monte chez les téléspectateurs un désir profond de séries françaises populaires et de qualité. Est-ce qu’on est capable de le satisfaire, où est-ce qu’on va détourner les gens de ce désir ?
A ton avis, Le Village a-t-il eu une quelconque influence sur ce changement?
Je ne sais pas. J’aimerais bien, mais je ne crois pas. Un tout petit peu, à la marge, parfois. Par exemple, je crois qu’on a une petite part de responsabilité dans la bonne image de certaines séries françaises. Et il y a eu «Hero Corp», quand même. Là, Emilie a réussi à provoquer un mouvement du mammouth. Vous allez me dire qu’il n’y a pas eu de saison 3 pour autant. C’est vrai. Pour l’instant. On a aussi peut-être un petit peu contribué à une certaine libération de la parole, parce que notre voix portait d’un bon angle. D’un côté, personne ne pouvait nier notre enthousiasme et notre passion. De l’autre, nous étions aussi plus franc, beaucoup moins langue de bois que la parole en vigueur dans le milieu. Mais est-ce que cette parole a eu la moindre conséquence concrète ? Je ne crois pas. Ce qu'on a le mieux réussi, par contre, c’est de rapprocher les gens des séries françaises. Notre base de départ, le lectorat du Front de Libération Télévisuel, c’était 2000 ou 3000 geeks nourris à la série américaine. A force, on a pu les pousser à regarder une série française de temps en temps !
Comment tu vois l'avenir de la fiction française?
Il y a clairement un chemin qui s’ouvre, celui de la série populaire et de qualité. De chaque côté du chemin, il y a un gros gouffre. Le premier, c’est l’immobilisme. On ne peut pas se le permettre : les héros-citoyens monolithiques qui n’évoluent pas, même les plus de soixante ans trouvent ça un peu ringard. Mais l’autre, c’est de vouloir faire tout de suite «Mad Men», ou «The Wire», ou «Doctor Who» en prime sur TF1 ou France 2. Même si, dans un moment d’égarement (ça leur est déjà arrivé), une chaîne vous dit banco, à l’arrivée ça fait un bide. Et après un bide, tout le monde se replie et on reprend un an d’immobilisme.
On ne peut pas faire passer le public français sans transition de «Kojak» (l’un des modèles de «Navarro») à ces séries-là. Il faut se forcer à cette progression que les américains ont faite avant nous, ces étapes qu’ont été «Hill Street Blues», «Urgences», «X-Files», «Ally McBeal», qui ont mené aux «Sopanos», à «Lost» et à «24». Il faut être discipliné, précautionneux, se poser vraiment la question du public à qui on s’adresse, de ce qu'il a vu et de ce qu’il est prêt à voir. En un mot, il faut savoir se faire un peu plaisir, mais pas trop, tout de suite. C’est un drôle d’exercice en frustration vraiment, vraiment difficile. Mais il est payant. Quelque chose comme «Bref» est l’exemple de ça. Populaire et de qualité. Aujourd'hui, «Un Village Français» est probablement notre «Hill Street Blues». Il faut réussir les étapes d’après.
Quels sont tes projets pour le futur?
Avec un peu de chance, il y aura un jour un truc que j’aurais écrit à la télé. Vu l’écoulement du temps particulier qui est celui de la fiction française, ce ne sera pas le mois prochain, ni celui d’après. Ni… Remarquez, peut-être que ça n’arrivera pas. Mais là au moins, c’est sûr, je vais essayer.
Merci et bonne chance pour la suite! Vous pouvez suivre Sullivan Le Postec sur son Twitter.
13 avril 2012
Citation
"La série française en est à sa préhistoire, au moment décisif où l'homme de Néandertal supplante l'homme de Cro-Magnon."
-- Frédéric Krivine
-- Frédéric Krivine
04 avril 2012
Akta Manniskor
On oppose souvent à la fiction française l'exemple hollywoodien inégalable, à cause des différences de budget. Mais c'est évidemment un argument qui ne tient pas la route si l'on se tourne vers d'autres pays européens. Les lecteurs du site Le Village le savent: le vieux continent se débrouille très bien lorsqu'il s'agit de créer des séries attractives à petit budget. Ce coup-ci, c'est la Suède qui frappe fort avec "Akta Manniskor" (Les Vrais Humains), une histoire de science-fiction qui rappelle beaucoup l'oeuvre d'Isaac Asimov.
Pour ceux qui ne sont pas familiers de l'oeuvre d'Asimov, elle repose globalement sur le principe selon lequel les robots sont des créations humaines programmées pour être utiles, non violentes et généralement bienveillantes. Evidemment, des "bugs" surviennent et il faut comprendre pourquoi. On est donc loin du cliché du méchant robot exterminateur, et l'on est libre d'explorer d'autres thèmes.
Dans I, Robot, Asimov explorait principalement la dualité entre l'homme et la machine: à partir de quel niveau de pensée un robot se rapproche-t-il de l'homme? A partir du moment où il ment? Quand il se met à rêver? Quand le robot devient un dieu?
Ces questions émergent évidemment dans Akta Manniskor, mais l'auteur Lars Lundstrom passe le plus clair de son temps à sonder la société suédoise dans ce qu'elle a de plus tabou: la sexualité, ou plutôt les sexualités, le traitement des seniors, l'éducation des enfants, le chômage... Un des aspect qui pourrait surprendre dans une série (qui, rappelons-le, passe sur la première chaîne publique suédoise), c'est à quel point elle explore la sexualité entre les humains et les robots... Dans un monde où trois-quart du trafic internet est réservé au porno, j'ai trouvé ce thème particulièrement pertinent. Et gonflé! Je ne suis pas sûr qu'une telle réflexion puisse exister en France.
Evidemment, on fait face à de la SF lente. Il se se passe pas grand chose durant les épisodes, la plupart des scènes étant victimes d'un montage alterné qui les coupe avant que l'action ne s'emballe. Ceci dit, en comparaison, il se passe plus de choses dans les 5 premières minutes de l'épisode pilote que dans 10 saisons de Joséphine, Ange Gardien... Un homme renverse un robot sur la route, se fait pourchasser par une horde de robots, se barricade chez lui avec sa femme, essaie de les chasser au fusil, fini par se faire tuer avec sa femme, un des robots se fait enlever par des bandits, les autres robots s'enfuient... Générique... de début!
C'est surtout à partir du deuxième épisode que le rythme se ralentit et que les questions grinçantes lancées dans le pilote sont développée en longueur... C'est probablement un défaut (il m'arrive de regarder ma montre après la demi-heure en général), mais cela à le mérite de donner une intrigue profonde, où chaque personnage apparaît détaillé, motivé, réaliste. Il n'y a pas vraiment de protagoniste, et on se doute que les méchants ont de très bonnes raisons d'agir (je n'ai pas encore vu la fin, alors chut!)...
Peut-être que la série gagnerait à développer des scènes plus longues, avec une construction interne en trois actes, plutôt que de couper à chaque réplique choc: l'impression de vide qui en résulte frôle parfois l'ennui. On a l'impression que le scénariste évite le conflit direct et cherche une échappatoire systématique en coupant vers une intrigue parallèle. Exemple: la femme flic trouve les HuBots dans le grenier, on ignore pourquoi elle ne les poursuit pas, et cut vers une autres scène. On ne sait rien de ses motivations, et cette apnée continue dans l'ignorance et le suspense finit par devenir suffocante.
Un peu de suspense et d'inconnu d'accord, mais toute la série ne peut pas tenir sur cet unique principe.
Ceci dit, la critique est facile, mais il ne faudrait pas mal me comprendre: cette série est très agréable à regarder malgré tout. Je suis peut-être trop impatient de nature, mais à part ça, tout est bien: bons acteurs, bonne réalisation (simple et efficace), et bons cliffhangers qui nous tiennent suffisamment en haleine pour engloutir toute la saison 1 en quelques jours!
Alors, la comparaison avec la France, elle dit quoi?
1) ce n'est pas le budget qui fait le larron. Akta Manniskor n'a rien d'extravagant dans sa mise en scène et pourrait très bien être tournée en France.
2) oser parler de sexe dans une fiction dont ce n'est pas le sujet principal. En France, c'est soit rien (Julie Lescaut à poils?) soit tout (les séries artsy-cochonnes de Canal et de Arte). J'ai envie de l'on puisse parler de robot ET de thèmes mûrs, sans forcément être un lubrique explicite. Juste parler des *vraies* choses de la vie.
3) la SF, le fantastique, l'action, bref les séries de genre (autres que le policier, j'entends) se défendent très bien. De grâce, je n'en peux plus de la gonzesse avec un brassard orange "Police" qui arrive sur les lieux du crime en posant mécaniquement des questions techniques au médecin légiste. On l'a déjà vu mille fois!
4) des épisodes de 58 minutes, c'est déjà long. Imaginez ça en 90 minutes, ce serait insoutenable!
Pour ceux qui ne sont pas familiers de l'oeuvre d'Asimov, elle repose globalement sur le principe selon lequel les robots sont des créations humaines programmées pour être utiles, non violentes et généralement bienveillantes. Evidemment, des "bugs" surviennent et il faut comprendre pourquoi. On est donc loin du cliché du méchant robot exterminateur, et l'on est libre d'explorer d'autres thèmes.
Dans I, Robot, Asimov explorait principalement la dualité entre l'homme et la machine: à partir de quel niveau de pensée un robot se rapproche-t-il de l'homme? A partir du moment où il ment? Quand il se met à rêver? Quand le robot devient un dieu?
Ces questions émergent évidemment dans Akta Manniskor, mais l'auteur Lars Lundstrom passe le plus clair de son temps à sonder la société suédoise dans ce qu'elle a de plus tabou: la sexualité, ou plutôt les sexualités, le traitement des seniors, l'éducation des enfants, le chômage... Un des aspect qui pourrait surprendre dans une série (qui, rappelons-le, passe sur la première chaîne publique suédoise), c'est à quel point elle explore la sexualité entre les humains et les robots... Dans un monde où trois-quart du trafic internet est réservé au porno, j'ai trouvé ce thème particulièrement pertinent. Et gonflé! Je ne suis pas sûr qu'une telle réflexion puisse exister en France.
Evidemment, on fait face à de la SF lente. Il se se passe pas grand chose durant les épisodes, la plupart des scènes étant victimes d'un montage alterné qui les coupe avant que l'action ne s'emballe. Ceci dit, en comparaison, il se passe plus de choses dans les 5 premières minutes de l'épisode pilote que dans 10 saisons de Joséphine, Ange Gardien... Un homme renverse un robot sur la route, se fait pourchasser par une horde de robots, se barricade chez lui avec sa femme, essaie de les chasser au fusil, fini par se faire tuer avec sa femme, un des robots se fait enlever par des bandits, les autres robots s'enfuient... Générique... de début!
C'est surtout à partir du deuxième épisode que le rythme se ralentit et que les questions grinçantes lancées dans le pilote sont développée en longueur... C'est probablement un défaut (il m'arrive de regarder ma montre après la demi-heure en général), mais cela à le mérite de donner une intrigue profonde, où chaque personnage apparaît détaillé, motivé, réaliste. Il n'y a pas vraiment de protagoniste, et on se doute que les méchants ont de très bonnes raisons d'agir (je n'ai pas encore vu la fin, alors chut!)...
Peut-être que la série gagnerait à développer des scènes plus longues, avec une construction interne en trois actes, plutôt que de couper à chaque réplique choc: l'impression de vide qui en résulte frôle parfois l'ennui. On a l'impression que le scénariste évite le conflit direct et cherche une échappatoire systématique en coupant vers une intrigue parallèle. Exemple: la femme flic trouve les HuBots dans le grenier, on ignore pourquoi elle ne les poursuit pas, et cut vers une autres scène. On ne sait rien de ses motivations, et cette apnée continue dans l'ignorance et le suspense finit par devenir suffocante.
Un peu de suspense et d'inconnu d'accord, mais toute la série ne peut pas tenir sur cet unique principe.
Ceci dit, la critique est facile, mais il ne faudrait pas mal me comprendre: cette série est très agréable à regarder malgré tout. Je suis peut-être trop impatient de nature, mais à part ça, tout est bien: bons acteurs, bonne réalisation (simple et efficace), et bons cliffhangers qui nous tiennent suffisamment en haleine pour engloutir toute la saison 1 en quelques jours!
Alors, la comparaison avec la France, elle dit quoi?
1) ce n'est pas le budget qui fait le larron. Akta Manniskor n'a rien d'extravagant dans sa mise en scène et pourrait très bien être tournée en France.
2) oser parler de sexe dans une fiction dont ce n'est pas le sujet principal. En France, c'est soit rien (Julie Lescaut à poils?) soit tout (les séries artsy-cochonnes de Canal et de Arte). J'ai envie de l'on puisse parler de robot ET de thèmes mûrs, sans forcément être un lubrique explicite. Juste parler des *vraies* choses de la vie.
3) la SF, le fantastique, l'action, bref les séries de genre (autres que le policier, j'entends) se défendent très bien. De grâce, je n'en peux plus de la gonzesse avec un brassard orange "Police" qui arrive sur les lieux du crime en posant mécaniquement des questions techniques au médecin légiste. On l'a déjà vu mille fois!
4) des épisodes de 58 minutes, c'est déjà long. Imaginez ça en 90 minutes, ce serait insoutenable!
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