02 février 2013

L'écriture institutionnelle

Depuis ma retraite artistique, j'ai travaillé comme plume pour les institutions européennes. Ma mission consiste principalement dans la simplification et la clarification de textes trop longs et trop jargonnants.

Ce métier n'est pas aussi passionnant que celui de scénariste, mais il paie mieux. Et il me permet de réfléchir un peu plus en détail sur un aspect de l'écriture rarement abordé ici: le respect d'un cadre rigide.

On le sait, les scénarios doivent respecter un format strict. Mais ça, c'est facile. Pour peu qu'on se serve de feuilles de style dans Word ou qu'on achète Final Draft, il ne faut même pas y réfléchir. Du point de vue du contenu, les grandes lignes sont régies par un "sens dramatique" dont on a beaucoup parlé sur ce blog. Il faut que les actions soit jouables, les dialogues prononçables... Mais à part ça, le scénariste est libre d'écrire ce qu'il veut.

Dans le cadre institutionnel, le format est tout aussi strict. A vrai dire, il est régi par une loi. On ne fait pas plus strict. Quant au contenu, il est régi par des règles de "compliance", ce mot anglais hideux qui sert à asservir les employés de tout le secteur tertiaire dans le monde. La "compliance", c'est le respect d'un règlement long comme le bras, qui renvoie lui-même à un millier d'articles de loi, d'avis, de recommandations, de directives, de lignes-cadre, et de traités.

Du coup, chaque virgule est passée à la loupe par à peu près 10 personnes. En réalité, l'auteur se met entièrement au service de la réglementation. On ne parle d'ailleurs plus d'auteur. Et pourtant, mille singes avec mille machines à écrire seraient bien incapables de triompher de ce dédale législatif.

Quelle est la méthode utilisée pour s'en sortir? Tout d'abord, il faut longuement étudier la réglementation du sujet que l'on compte aborder. N'étant pas juriste (j'ai eu des cours de droit international à l'université, et ce fut douloureux), je me tourne vers les spécialistes de la question, qui répondent avec plaisir à mes questions. Les institutions européennes étant très bien centralisées à Bruxelles, je peux toujours les rencontrer.

Ensuite, il faut définir les termes. Les institutions européennes possèdent des manuels reprenant les abréviations, les acronymes, les nomenclatures, etc. Il en existe une pléthore. En fait, pour un acronyme donné, vous retrouvez en général deux ou trois définitions différentes selon le contexte. C'est dire le casse-tête.

Lorsque chaque concept et chaque procédure sont correctement identifiés et correctement nommés, il faut les décrire dans des termes à la fois limpides et inattaquables. C'est toute la difficulté. Car la limpidité exige souvent de faire court. C'est pareil pour tous les auteurs: moins on en dit, mieux on le dit.

Mais dans le cadre institutionnel, la beauté stylistique ne peut pas permettre la moindre présomption de malentendu. Je ne parle pas ici d'erreurs grossières ou de "mensonges par omission" qui auraient été corrigés immédiatement par un relecteur.

Ce dont il est question ici, c'est qu'il faut se prémunir contre les interprétations volontairement biaisées et malhonnêtes. Imaginez que chaque texte est traduit en 27 langues. Qu'il s'adresse aussi bien au bourgeois parisien qu'au paysan hongrois. Que chacun lira le texte - qui influence immédiatement son niveau de vie - avec son propre bagage culturel, ses propres attentes, ses propres biais. Et certains seront déçu du contenu: tel passage lui semble injuste, tel autre ne correspond pas à ses désirs. Mais si le texte laisse la place à la moindre négociation, à la moindre largesse d'appréciation, c'est la porte ouverte à des procès en cascade.

Bref, il faut bétonner le texte comme un bunker pendant un holocauste nucléaire. Il faut penser en 27 langues. Il faut la jouer serré. Mais avec tout ça, la mission reste toujours de simplifier le texte: bonjour le grand écart. Si le scénariste peut se doter s'il le désire d'un sentiment de responsabilité sociale, la responsabilité est ici très explicite, telle une épée de Damoclès.

En résumé, l'écrire institutionnelle, c'est un peu l'inverse de l'écriture "artistique": la part de créativité est tellement contenue qu'elle ne permet aucune expression de la personnalité de l'auteur (ou plutôt "de la plume"). L'exercice consiste à se glisser dans les interstices de la réglementation pour contenter plusieurs centaines de millions de lecteurs potentiels. Lecteurs, qui sont pour la plupart très déterminés à prouver que vous avez tort et qu'ils ont raison.

Rien que d'en parler, je suis déjà exténué.

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