15 février 2007

Un rire toutes les 13 secondes

Pour poursuivre dans la série des articles sur le rire et l'humour, j'ai analysé l'épisode pilote de la série Friends. Il date de 1994, et est à l'origine de la sitcom la plus regardée, récompensée et rediffusée de l'histoire des sitcoms.

Les épisodes de Friends durent 22 minutes. Ils se déroulent dans deux endroits principaux: le café Central Perk et l'appartement de Monica. Dans ce premier épisode, il y a également une scène dans l'appartement de Chandler et au lieu de travail de Monica. Quatre décors d'intérieur, six personnages principaux, 2 personnages secondaires, quelques figurants. Il n'en faut pas plus pour écrire un épisode très drôle.

L'épisode pilote se divise en 20 scènes, qui durent une minute en moyenne. L'épisode compte très exactement 100 rires (ils sont préenregistrés). Les auteurs ont donc eu l'intention de nous faire rire 100 fois en 22 minutes, et à mon goût ils y sont parvenus environ 70 fois réellement, ce qui est un bon score.

Cent rires en 22 minutes, ça fait 4,5 rires à la minute, 4,5 rires par page, c'est énorme. C'est un rire toutes les 13 secondes. Pour arriver à ce rendement exceptionnel, il faut puiser l'humour dans toutes les ressources dont on dispose.

Quelles sont ces ressources?

1) Les personnages: les six personnages principaux (Chandler, Ross, Joey, Rachel, Monica, Phoebe) ont des personnalités très tranchées et différenciées, ce qui permet de jouer sur les différences entre eux, sur les clichés. Chaque personnage peut donner son point de vue, toujours décalé par rapport aux autres, ce qui provoque le rire.

La scène d'introduction (très courte) est une application parfaite de ce phénomène. Elle consiste simplement à faire dire à chaque personnage son point de vue sur une situation (dans ce cas-ci, un flirt de Monica). Ces points de vue s'expriment en une phrase, permettent directement de cerner le personnage, et sont tous drôles. On évite l'exposition lourde d'un épisode pilote grâce à l'humour.

Monica : Il n’y a rien à dire ! C’est juste un type avec qui je travaille ! (=> exposition)
Joey : Allez, tu sors avec ce type ! Il doit bien y avoir quelque chose qui cloche avec lui ! (=> point de vue de Joey: toutes les relations sont sexuelles)
Chandler : Alors, est-ce qu’il est bossu ? Est-ce qu’il a une bosse et une postiche ? (=> point de vue de Chandler: toujours chercher le point négatif)
Phoebe : Attend, est-ce qu’il mange de la craie ? [les autres la dévisagent] C’est juste parce que je ne veux pas qu’elle passe par où je suis passée avec Carl- oh ! (=> point de vue de Phoebe: la folie pure)
Monica : Ok, tout le monde se calme. C’est même pas un rendez-vous. C’est juste deux personnes qui sortent pour dîner, et pas pour le sexe.
Chandler : Pour moi, on dirait un rendez-vous. (=> on devine que Chandler n'a pas de chance en amour)

2) Les situations: Ross a découvert que sa femme était lesbienne (blagues sexuelles), Rachel déboule en robe de mariée à cet instant (coïncidence qui permet une vanne), elle a quitté son mariage (nombreuses blagues sur le marié), elle s'engueule avec son père au téléphone (blagues sur l'argent, les responsabilités), etc. Ross tombe amoureux de Rachel, ce qui permet d'allier scènes drôles et scènes sensibles (juste avant la pub!).

En très peu de temps, les auteurs ont accumulé les scènes burlesques invraisemblables pour provoquer le rire. Il n'y a pas d'exposition, ou très peu. Tout est dégoupillé avant même le début. On entre directement dans le vif du sujet. Les 4,5 rires par page débutent dés la première page: il n'y a pas de démarrage lent. C'est ça la télévision: ne pas donner l'occasion de zapper.

3) Les running-gags: Dans cet épisode, un running-gag consiste à mal comprendre le prénom de quelqu'un. Ils n'en abusent pas.

4) Les set-up, pay-off: Technique qui consiste à préparer un élément très en amont de sa chute. Dans cet épisode, il y en a deux:
- le premier concerne Monica, qui s'est faite avoir par son homme (Paul). Au début celui-ci lui explique en rigolant qu'il faut casser la montre de son partenaire s'il nous trompe. A la fin de l'épisode, Monica marche effectivement sur la montre de Paul.
- le second concerne Ross, qui, venant d'être largué se fait consoler au début de l'épisode par Joey, qui compare les femmes à des glaces que l'on attrape avec une cuiller. A la fin le l'épisode, lorsqu'il tombe amoureux de Rachel, il dit "J'ai attrapé une cuiller".

Pour garder le rythme des 4,5 rires par page, il faut faire mouche à presque chaque réplique. Il faut faire feu de tout bois. C'est pourquoi, dans Friends, les auteurs utilisent une technique en deux temps: la première réplique est amusante, sans plus, c'est le petit rire. S'en suit une pause. Et là, un autre personnage réplique, avec son point de vue décalé: c'est le grand rire.

Deux rires sur le même thème à chaque fois, c'est systématique dans Friends. Analysons quelques exemples:

1) Ross entre, déprimé par son divorce:
Monica : Tu vas bien, mon vieux ?
Ross : Je me sens comme si quelqu’un avait plongé sa main dans ma gorge, y avait saisi mes intestins, les avait ressortis par la bouche et m’en avait fait un nœud autour du cou.
Chandler : Un biscuit ?

La tirade de Ross est tellement exagérée qu'elle provoque un sourire. Mais ce n'est pas suffisant. Dés qu'il a terminé de parler, les autres font une pause, et c'est toujours le personnage le plus à même de répondre sur le thème qui prend la parole. Ici, faire de l'ironie sur le côté gore de la tirade, en faisant appel à l'humour acide de Chandler.

2) Ross parle de son ex-femme:


Ross : J’espère qu’elle sera très heureuse.
Monica : Non, tu ne l’espères pas.
Ross : Non, c’est vrai, qu’elle aille se faire voir, elle m’a quitté !
Ici, on se rend bien compte au début que Ross n'est pas sincère sur son ex-femme. Monica le relève. C'est amusant. Mais ce qui Ross répond est inattendu: il révèle subitement sa vraie personnalité en disant exactement le contraire, très virulent. Petit rire, grand rire.

3) Ross parle de son célibat:


Ross : Je ne veux pas être célibataire, ok ? Je veux, je veux... je veux être remarié ! [Rachel entre avec sa robe de mariée mouillée. Elle cherche quelqu’un dans le café]
Chandler : Et tout ce que je veux, c’est un million de dollars. [il tend les mains en espérant]
Ici, l'humour en deux temps est très clair: première surprise, Rachel entre comme par magie en réponse à la phrase de Ross. Un temps, et l'étonnement passé, Chandler prend la balle au bond.

La clé de l'humour dans une sitcom tient donc dans une bonne construction des personnages, qui doivent avoir des personnalités bien tranchées pour pouvoir se répliquer l'un à l'autre. Plongés dans des situations peu banales, ils sont poussés dans leurs retranchements et les bons mots fusent. A la vitesse de 4,5 par minute très exactement.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Interressant...

J'adore! J'y ferai attention, ca c'est sur!

En ce qui concerne tes scènes de sex... Débat captivant en fait... Les sex and the city (si tu veux, je les ai)... Sont super interressant à analyser question sex justement... Enfin, je t'en parlerai sur msn...

Bizzoux bizzoux chaton. A bientôt de te relire.

Sancho a dit…

Oui, nous sommes en 2012, cet article date de 2007.
Mais si je peux encore me permettre une légère correction pour les puristes de friend :
"Ross tombe amoureux de Monica"
En fait, sans même être fan, le simple fait qu'un frère tombe amoureux de sa soeur me parais bizarre.
Après tout, je ne me souviens plus exactement des 1er épisodes, mais je suis a peu prés sur qu'il est tombé amoureux de Rachel :)
Merci pour le blog, j'apprécie beaucoup les articles.

Nicolas Van Peteghem a dit…

Merci pour la correction, j'ai modifié l'article!

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